Je cherchais à initier ce sujet avant tout pour mes joueurs et pour leur expliquer mon incapacité à commencer Sens Mort pour le moment. Je me suis dit que ce sujet pourrait à la fois intéresser d'autres MJ mais aussi nourrir mes propres réflexions.
Personnellement je n'ai pas très bien vécu le confinement dans mon rapport aux réseaux sociaux (RS). Tout d'abord j'ai trouvé que c'était un moment très culpabilisant en terme de créativité. Pour beaucoup je lisais que c'était l'occasion du temps retrouvé et "une chance" pour pouvoir faire plein de choses. Pour moi ce fut tout le contraire et j'ai trouvé cette période particulièrement mortifaire et créativement improductive, que ce soit en JDR ou autre.
Revenons à Sens Mort. quand j'ai lu et joué Sens Mort, je l'ai d'abord lu comme une forme de fiction, décrivant les dérives marginales de notre propre société et organisation humaine. Avec le confinement j'ai associé cette fiction à ce que je vivais et elle me fut criante de vérité. Les questions sur les libertés individuelles, la pensée dominante, la soumission par la peur, le fantasme de la vie éternelle, la déresponsabilisation individuelle, la répression, l'aveuglement générale au nom de "bonnes causes"... Tout ça était dans Sens mort.
Je vais développer chacun des points ci-dessus par quelques mots pour s'aligner sur "de quoi on parle" :
Les libertés individuelles
Le confinement a été l'occasion de nous supprimer tout un lot de libertés individuelles en l'espace de quelques heures. A l'heure où j'écris ces lignes nous ne les avons d'ailleurs pas retrouvé entièrement, et j'ai la peur que nous ne les retrouvions jamais pour une partie d'entre elles. La disparition de ces libertés embrassaient les caractéristiques de régimes politiques dictatoriaux. Sur la parole politique nous avons collectivement accepté à rayer de nos vies plusieurs de nos libertés constitutionnelles et fondamentales avec une résignation docile.
La soumission par la peur
Le retrait de ces libertés s'est sont fait sans heurt, sans protestation et particulièrement sur les RS. Certains sont même aller jusqu'à demander à nos dirigeants de nous supprimer encore plus de libertés individuelles trouvant que les mesures prises à leur encontre étaient encore trop souple. A été notamment mise en cause le fait que les gens puissent sortir une heure par jour de chez eux. Tout ceci a été mené par le pouvoir politique sur un discours fondé sur la peur de la mort et la promesse d'une paix retrouvée à moyen terme. La peur est le moteur de cette crise, la raison pour laquelle nous avons accepté sans broncher la soumission.
La pensée dominante
De ce discours fondé sur la peur a émergé très vite une pensée dominante basée sur le fait que nos libertés individuelles n'avaient aucune valeur face à la préservation de nos existences biologiques. D'autres pensées dominantes ont suivies après. Le propre de ce que je nomme "pensée dominante" sont tous les élément de pensées qui ne peuvent pas être interrogé (sous peine de sanctions sociales et/ou juridiques), c'est l'antithèse de la philo. Dire, est ce que le fait de considérer la préservation de la vie plus importante que nos libertés individuelles, était devenue une question qui n'avait même pas lieu d'être et le peu qui ont essayé se sont pris une volée de jugements se faisant traiter de criminels pour avoir osé poser la question.
Le bouc-émissaire
Avec la pensée dominante vient le concept de bouc-émissaire. Il a fallu désigner des coupables en alignement avec la pensée dominante, justifiant par la même ladite pensée dominante. Les acheteurs dans les magasins, les joggeurs, les gens allant chez McDo, les gens marchant dans les parcs ou sur les plages, tous y sont passés sur les RS. Ils ont tous été considérés comme des criminels, jugés pour ça dans les discours populaires, et renforçant par la même que la pensée dominante était la seul valable. Aucun argumentaire n'étant possible car le postulat de base ne peut être discuté. Une fois encore, sous un autre angle, nous entrons dans le jeu des totalitarismes.
Le fantasme de la vie éternelle
La crise nous confronte aussi à notre propre humanité en tant qu'espèce. Nous avons beau avoir une conscience, notre mortalité et notre éphémérité nous est insupportable. Nous aimons vivre dans l'illusion de notre immortalité (coucou dreamstairs). La partie purement biologie animale en nous est tuée, rendant le postulat de préservation de vie comme la valeur la plus importante de notre humanité (pensée dominante et croyance limitante). Vivre privé de libertés individuelles est donc plus important que de ne pas vivre.
En revanche personne ne s'interroge sur le fait que vivre sans liberté individuelle (ou en soumission à la peur) est justement ce qui retire la vie (non biologique) en nous et nous vide de notre humanité. La vie (biologique) "à tout prix" à t'elle un sens (coucou le réverbère) ? Pour moi je sens une pensée dominante qui répond "oui".
La déresponsabilisation
Avec la crise, j'ai ressenti que l'humanité avait cherché à se préserver par le fait de laisser à d'autres la responsabilité de choisir à notre place. Dans ma posture et mon système de croyances, j'ai tendance à paniquer lorsqu'on cherche à prendre des décisions à ma place et à me déresponsabiliser. Je n'ai pas vraiment eu l'impression d'être suivi dans cette idée. Étonnement, même, mes connaissances de RS habituellement les plus actifs dans des postures de combat et d'opposition n'ont pas/peu réagit au fait d'être déresponsabilisé. Chacun trouvait "normal" que le gouvernement décide pour nous qui et comment nous devions voir ou ne pas voir, où nous devions aller et venir et devoir justifier chacun de nos choix individuels. Le consentement même partagé de plusieurs personnes à se rencontrer a été bafoué avec une soumission la plus totale au nom du risque et de la peur. Ces comportements sont même devenus suspicieux (pourquoi est ce qu'il veut sortir ? pourquoi refait il des courses alors qu'il y ait allé y a deux jours ? mes voisins ont accueilli un ami, je vais appeler la police...).
La punition infantilisante
Ce point est directement lié à la déresponsabilisation. On est parti du constat que l'humain ne pouvait pas être responsable et que seule une réponse par la contrainte pouvait répondre au besoin de préservation de la vie, mais il s'agit encore d'une pensée dominante propre aux rhétoriques des états totalitaires. Le gouvernement ayant estimé que nous nous étions "mal conduit" lors de la première semaine semaine de confinement, ce dernier a estimé que nous devions être "puni" et à fait fermer les accès aux espaces naturelles ainsi que limité les sortie. A ce moment, et encore aujourd'hui, aucun élément ne justifie que la possibilité d'une marche en forêt puisse avoir un quelconque lien avec la propagation du virus, et pourtant ce genre de chose nous a été interdit. Il faudrait que je retrouve les mots exacts du PM mais il était clairement question d'une forme de réprimande à la manière dont on pense qu'il faut traiter un enfant turbulent.
La soumission aux "bonnes causes"
Il existe dans nos sociétés un certains nombre de bonnes causes qui ne peuvent pas être interrogées, pourtant on remarque qu'au fil du temps ce prisme change. Par exemple, quelle valeur accorde t'on à la vie ? On se laisse aveuglé par ce qu'on estime être "bon" dans nos systèmes de valeurs. D'autres exemples sont : il faut préserver les personnes vulnérables, il faut préserver la planète, il faut chercher l'égalité... Pour les bonnes causes, on est prêt à sacrifier tout mais chaque chose à un prix, et la pensée dominante nous masque la vue de ce prix. Parfois il arrive il arrive qu'au nom d'une bonne cause les "remèdes" soient pire que le mal et génère d'autres catastrophes mais tant qu'il est impossible d'interroger les "bonnes causes" alors nous agissons aveuglément. Pour illustrer ce propos un petit exemple : Est ce plus polluant de manger des haricots verts du Kenya que ceux produits et préparés localement ? https://www.youtube.com/watch?v=iI4ml__ynTU (la réponse peut vous surprendre)
/!\ Attention je ne parle pas du fond, je ne pose pas la question de savoir si ces mesures étaient ou non raisonnable, je parle de choses plus en amont, des questions de quel prix et quels crédits on accorde à ces décisions et sur quelles bases philosophiques sont elles fondées.
Maintenant que le postulat de base est posé (ouf !), je vais vous parler de Sens Mort.
Pour moi chacune de ces thématiques sont les fondements de Sens Mort et les quartiers de Sélénés incarnent ces problématiques. Mais comment revenir à la fiction quand la dystopie est devenue réalité, et que celle-ci est plus dure que la fiction ? Dans Sens les Sélénites sont soumis par la pensée dominante du Quadrilla mais l'exorcisme permet de les libérer. Aujourd'hui rien ne nous libère, au contraire nous nous enfonçons toujours plus profondément dans les idées que la sécurité c'est la déresponsabilisation individuelle, que la réponse à la peur c'est la violence, que la sécurité c'est la répression.
Que se soit le fait de jouer avec des joueurs qui ont conscience de ces problématiques ou des joueurs qui sont dans l'inconscience de tout ça et ne font pas le lien avec ce qu'ils sont en train de vivre, je me demande quel sens y a t'il à faire jouer sens Mort dans ces conditions. Jusque là, je faisais jouer Sens en leur disant, prenant conscience des problématiques hypothétiques, emparez-vous en pour vivre en cohérence, les yeux et le coeur ouvert. Aujourd'hui que la vision horrifique de Sens Mort est devenue bien moins horrifique que la réalité, quelle leçon tirer ? On est ni dans l'évasion libératrice du loisir, ni dans l'expérience de pensée du "et si" (vu que le et si est devenu mon quotidien). Dois-je assombrir plus Sens Mort pour plonger les joueurs dans un système encore plus répressif ?
Mais finalement à quoi bon continuer, quand on voit que la soumission par la peur est le meilleur des contrôles, et que les Sélénites que nous sommes se sont laissés prendre au piège de ce que Sens nous propose d'explorer "pour de faux". Actuellement la réalité de ce que nous vivons ne me laisse aucun espoir de réveil de conscience ou de responsabilisation individuelle. Je vois au contraire que nous nous dirigeons exactement dans la direction opposée avec toujours plus de demandes volontaires de suppression de nos libertés individuelles, et que nous voyions comme une solution le fait de laisser à d'autres le droit de prendre des décisions à notre place.
J'ai très peur que dans ce contexte mes joueurs trouvent que la vision de Sens Mort soit considérée comme normale ou pire que cette vision soit considérée comme anormale mais qu'aucun d'entre eux ne prennent conscience que ce qu'ils vivent aujourd'hui est identique voire pire que ce que la fiction leur propose d'explorer.
Nous sommes devenus Sens Mort, peut on encore jouer à Sens Mort ?